Le Samouraï

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J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois,
c'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice
créé par mon orgueil et mon ennui.
—Delon, dictant son épitaphe.

Alain Delon est mort aujourd'hui. Il représentait ce qu'il restait de la France de mon enfance. Avec lui, qui n'était pourtant pas l'un de mes acteurs préférés, mon passé se ponctue d'un point d'exclamation.

Acteur moins populaire que Belmondo, mais plus talentueux—ceci expliquant cela—il symbolisait cependant tout autant que son comparse, qui fût aussi un peu son rival, la France de son époque. Il exaltait surtout, et cette fois bien plus que Belmondo, la plus Française des maximes: «Impossible n'est pas Français». Sorti des méandres de misères du petit peuple, il s'en est hissé au sommet. C'est peut-être la première qualité que l'on peut, maintenant, lui reconnaître: il était Français, avant et par dessus tout. Il le revendiquait, il l'incarnait, il imposait le génie de notre peuple, qui n'est, au final, que celui de quelque uns de ses représentants. Mais de sa prestance, de son autorité naturelle, du respect qu'il reflétait et qu'il inspirait au monde entier, il faisait de nous autres, tous les petits Français, un peu de ce que nous pensions être: une grande nation, fière et courageuse, pleine de grandeur et de style. Tout le monde connaît cette photo où l'icône Anglo-Saxonne Mick Jagger—un concentré de légende—fond comme neige au soleil aux côtés d'un lumineux Delon qui capture toute l'attention d'une jolie fille placée entre les deux:

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C'était ça la France, une certaine notion de l'infini: peu importe ce que l'on mettait en face, le coq Français trouvait toujours à s'y percher et à y coqueriquer comme sur un tas de fumier. C'était. Maintenant, mon pays est devenu un laboratoire d’essai pour la "start-up" nation (un anglicisme qu'aurait vomi Delon). Il s'est effacé, pire encore, s'est vendu à l'Union Européenne et n'a plus que ses paysages et ses terroirs, vidés de l'âme de ceux qui la peuplaient lorsque j'y jouais et découvrais le monde. Cette décadence n'est pas d'hier. Delon d'ailleurs s'en émouvait déjà directement à celui qui avait essayé, en vain, d'en sauver quelque chose:

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De cette lettre, l'on peut retenir, par delà l'effroi et la honte partagés, le style littéraire, plus que cela même, artistique, d'Alain Delon. S'il s'est extirpé de sa fatalité de petit voyou, c'est indubitablement grâce à son talent inné, ses dons, qu'il aurait voulu échanger pour quelques moments de bonheur. Il aurait pu être, certainement, un écrivain, mais parti de trop bas pour cela, il n'a pu se raccrocher qu'au cinéma. Et là, quelle prouesse!

Ayant eu peu d'éducation cinématographique, mon enfance s'est plus bercée des films de Belmondo que de Delon. Je crois que cette rivalité entre le succés et le talent aura toujours été un peu le décors de leur relations. Ils savaient certainement qu'ils représentaient tous les deux quelque chose d'unique, que l'autre ne pouvait pas avoir, et se respectaient, s'aimaient même, pour cela. Ils ont d'ailleurs joués cette relation pour le grand écran, dans leur scène de présentation pour Borsalino, qui se conclut sur un match nul. La performance d'acteurs est intéressante à passer au peigne fin. Belmondo porte et reçoit les coups les plus crédibles, mais Delon interprète mieux les émotions du combat. Belmondo était un boxeur, mais Delon fût un soldat. Là encore, la domination de l'un sur l'autre est à compter dans des registres d'ordre et d'importance différents.

Delon, il me semble, ajoutait donc à Belmondo une dimension artistique, une profondeur et une grâce qui l'ont écarté du grand public, qui se retrouvait plus fidèlement et authentiquement porté par la star plutôt que l'artiste. Ce fût d'ailleurs mon cas. Je n'ai, par ailleurs, pas vu tous ses films, loin de là. Certains de ses chef-d'œuvres, comme "Rocco et ses frères", m'ont directement ennuyé. Je ne suis pas particulièrement fan de ses plus grands succès, tel le Samouraï, où sa prestance est pour autant remarquable sur pratiquement toutes les images du film, particulièrement lorsqu'il ne bouge et ne parle pas:

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Mon film préféré est sans doute Plein Soleil, mais sûrement pour des raisons personnelles, anecdotiques. Parmi les autre films de Delon qui m'ont marqués, en ce jour de sa disparition, je retiens Mélodie en sous-sol, le Clan des Siciliens, la Piscine, L'Assassinat de Trotsky... Je me rends compte, peut-être pour la première fois, qu'ils ont des points communs. L'un d'eux est d'avoir les mêmes co-acteurs: Jean Gabin pour les deux premiers, Romy Schneider pour les deux autres. N'est-ce pas là une autre manifestation du grand artiste, de s'exalter en compagnie de ses maîtres et/ou de ses muses? Un autre est la criminalité. Belmondo était le flic, Delon le voyou. L'un s'était transformé au cinéma, l'autre transfiguré. Si je les évoque toujours ensembles, c'est surtout parce que je n'ai pas pu me raccrocher à celui qui allait le plus vite, le plus loin. Mais aussi et surtout parce qu'ils étaient inextricablement liés, même si en parallèle, tant sur leurs chemins respectifs qu'en hauteur de vue. Ils étaient liés à une époque, à une certaine idée de la France. Maintenant que Delon est parti, je ne vois guère qui reste comme relique de ces temps révolus, où ma France était encore cette grande nation qu'elle avait été depuis qu'elle fût la première de toutes.

Je terminerai cet hommage personnel, où je fais le deuil plus de mes souvenirs que de l'artiste qui les a accompagnés, par cette jolie citation, apparemment improvisée, où on lui demandait ce qu'il aimerait que Dieu lui dise après sa mort [1]:

Puisque tel est ton plus grand et ton plus profond regret—je le sais—viens, je te mène à ton père et ta mère afin que pour la première fois, enfin, tu les vois ensemble.

Il y a des fins, qui sont des commencements.