Que ma joie demeure est un roman de Jean Giono qui exalte la condition naturelle, en particulier le ressenti animal, qui est imaginé par l'auteur et retranscrit pour nous en donner une idée d'authentique appartenance à l'universel, d'harmonie heureuse avec la nature. L'homme, qui ne jouit pas de cet état d'innocence sauvage, est condamné à la tristesse ou, au mieux, à la sensation d’incomplétude et l'aspiration à cet état supérieur qu'il pressent mais qui lui échappe. Ceux qui réussissent à parfois se renouer avec cette félicité naturelle, ne peuvent pas, pour autant, la maintenir longtemps, et l'auteur nous intime que si la joie n'est pas toujours, elle n'est pas du tout. Aussi, même les esprits plus éveillés ne peuvent que s'équilibrer dangereusement entre la joie et l’abîme. C'est peut-être pour cela que le protagoniste, celui qui amène la joie, ou plutôt sa promesse, est un acrobate. Il réussira à mettre en branle une dynamique censée amener, instaurer puis pérenniser la joie dans une communauté de fermiers d'un plateau de Provence, mais tout comme un tour trop périlleux, l'exercice s'achèvera en catastrophe et tout tombera a terre. Lorsque la tristesse se transforme en un mal-être si insupportable qu'il conduit au suicide, l'on rencontre Giono dans ce qu'il a de plus génial: mettre la poésie au service de la mort pour les faire danser ensemble. Ici, c'est Aurore qui se tire une balle dans la bouche:
Elle n'était plus une femme. Avec ses éclaboussures de cervelle et de sang rayonnantes autour d'elle, elle éclairait l'herbe et le monde comme un terrible soleil.
Le personnage principal a un drôle de nom, Bobi, apparemment en reflet à Moby Dick (œuvre traduite par Giono). Le titre est inspiré de la célèbre cantate de Bach—«Jésus, que ma joie demeure» [1]—mais, comme souvent chez Giono, l'aspect religieux voir même spirituel est soustrait: point de Jésus donc dans le titre, seule l'aspiration à retenir ce qui semble n'être pas grand chose, mais ce que seul les plus grands auteurs peuvent expliquer comment étant en fait le plus fondamental: la faculté de sublimer la conscience et l'intelligence par une connaissance innée et primordiale de l'existence. Cela se trouve, nous dit Giono, dans des graines que les oiseaux picorent, une procession d'amis sur une route de campagne ou la présence d'un cerf dans les bois. Comme expliqué dans les vraies richesses, cette réalisation lui vint de ses rencontres du Contadour. Il est facile pour tout lecteur d'identifier dans son vécu personnel les expériences d'apparence insignifiantes qui sont pourtant des ponts à une vérité supérieure. Le texte est non seulement d'une grande poésie, il est aussi d'une sensualité brutale. Lorsqu'il s'agit de se mettre à table:
- En face on se voit, dit-il.
- A côté on se touche, dit-elle.
C'est toutefois la «crucifixion» de Bobi qui est la plus remarquable. En ces quelques phrases, tout le roman est contenu et transcendé:
Soudain, il fut prévenu comme un oiseau par un pétillement sous sa langue.
«Ma!» cria-t'il.
La foudre lui planta un arbre d'or dans les épaules.
Le thème principale est celui très caractéristique de l'auteur, de l'opposition entre l'Homme et, non pas seulement la machine, mais tout ce qui n'est pas naturellement Humain. Dans ce contexte, la critique du capitalisme est bien secondaire, n'étant qu'une annexe de concepts plus fondamentaux, expliqués en ces termes mémorables par Bobi, et que l'on retrouve développés plus avant dans les vraies richesses:
Vous n'avez d'autre grange que cette grange-là, dit-il en frappant la poitrine. Tout ce que vous entassez hors de votre cœur est perdu.
Vous croyez que c'est ce que vous gardez qui vous fait riche. On vous l'a dit. Moi je vous dis que c'est ce que vous donnez qui vous fait riche.
Les parallèles entre Bobi et le Christ sont nombreux. Son issue fatale, inconnue des "convertis", nous offre la réflexion la plus intéressante. Et s'il ne revenait pas? Giono laisse le lecteur Chrétien non plus seul compagnon du petit groupe paysan mais le pousse dans les bras d'un effroyable doute mystique, celui d'une parousie promise si proche mais qui ne se réalise pas et peut-être ne se réalisera jamais. Le soliloque effréné de Bobi ouvre une fenêtre sur la connaissance intérieure du messie (cf. Gethsemane) en plus des paraboles et même du dialogue (avec le fermier de Mme Hélène). L'on trouve aussi une poignante similarité pour la fascination du sang entre Langlois qui fait décapiter l'oie dans un roi sans divertissement et Jacquou qui égorge un chevreau (voir également la bataille entre écureuils et renards). Il faut croire qu'il y a, dans l'effusion du sang, l'une de ces troublantes vérités qui ne nous est plus accessibles, qui troublait Giono plus qu'elle ne le révulsait. De façon intéressante, le sang versé par le Christ est aussi central dans cet autre système de symboles auquel Giono ne se réfère pas ou si peu.
J'ai lu le roman lors de notre visite en Bavière en Juillet-Août 2022, l'emmenant avec moi à Cracovie, sur les routes et bords de lacs. L'arbre d'or fut planté dans le dos de Bobi sur le terminal du Ferry pour l'Angleterre, me broyant le cœur aussi férocement que si j'avais été sur le plateau Grémone.