Jusqu'où fermer les yeux?

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Jules Renard disait que s'il devait revivre sa vie, il n'y changerait rien. La seule différence, c'est qu'il ouvrirait plus grand ses yeux. Proust en quête de temps perdu écrivait que le seul véritable voyage, ce n'est pas d'aller vers de nouveaux paysages, mais d'avoir d'autres yeux. Quand on a tout perdu, l'on dit qu'il ne nous reste plus que les yeux pour pleurer. Et pour désigner ce qui nous est le plus précieux, ou le plus fragile, ou les deux à la fois, l'on dit aussi que l'on y tient comme à la prunelle de ses yeux. C'est d'ailleurs une expression que, sans surprise, l'on retrouve par delà les cultures sous une forme ou une autre: querer como a las niñas de sus ojos, to be the apple of one's eye, è la luce dei miei occhi, etwas wie seinen Augapfel hüten... Il semble que ce ne soit qu'en France, en revanche, que la police et le pouvoir aient pensé à cette méthode moderne de décourager les révoltes populaires: en crevant les yeux.

En France, depuis des mois, la police éborgne les gens. À coup de flash-ball, arme non léthale, dont la dénomination officielle dans la novlangue est "lanceur de balles de défense". D'usage interdit à la tête et à n'utiliser qu'en cas d'agression, elle fait la joie des forces de police qui dégomment allègrement des manifestants pacifiques, visant non seulement la tête, mais avec une prédilection apparente pour les yeux. La machoire est également une cible particulièrement sensible et douloureuse, où ces balles plastiques lancées à toute vitesse broyent les dents et les gencives comme dans un jeu de quille, et elles sont de bien nombreuses victimes dont la vie est à jamais changée pour avoir manifesté au pays de la liberté et avoir été choisies, au hasard, par un policier, pour servir d'exemple aux autres. C'est une forme très moderne de répression policière, puisqu'il n'y a pas mort d'homme, mais guère moins que ça pour autant. On peut d'ailleurs toujours avancer l'accident, donc feindre un usage civilisé de la force. Si le culot ne vous étouffe pas, vous pouvez même parler d'atteinte à la vision.

Car crever un œil... il en faut de la motivation, puisée au plus profond de la détresse et de la pourriture humaine, pour accepter d'en arriver là, de défigurer, d'aveugler, de détruire quelqu'un en lui explosant la prunelle des yeux.

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Donner la mort serait presque plus naturel, plus viril. Quelle lâcheté, quelle perversion faut-il, pour aller crever un œil. Un assassin certainement à plus de dignité qu'un "gardien de la paix" qui éborgne, non seulement sans raison, mais en plus avec toute la légitimité que lui arroge le pouvoir, avec toute la sécurité dont l'entoure le reste de son équipe de criminels, avec toute la bonne conscience de n'avoir pas été jusqu'au bout.

À l'heure où j'écris, l'on dénombre 152 blessures à la tête, quatre mains arrachées (les grenades sont aussi très populaires) et 17 éborgnés, dans les rangs de ceux qui n'ont fait qu'exercer le droit le plus sacré des démocraties, constitutionnel, même, celui d'exprimer leur opinion.

Et quelle patience du peuple Français. Quelle noblesse, quel aplomb. Bien qu'on lui tape dessus, qu'on le gaze, qu'on l'arrose, qu'on l'encercle, qu'on le nasse, qu'on lui tombe dessus à trois contre un, qu'on le frappe par derrière, qu'on le pousse en traitre, qu'on le bouscule, qu'on le grenade, qu'on le bombarde, en hélicoptère ou en moto, qu'on le mattraque, qu'on le jette à terre, qu'on le traine à terre, qu'on l'humilie, qu'on l'insulte, qu'on le dénude, regardez le, le peuple, sans rien, sans même ses gants ou des masques, qu'on lui retire aux passages filtrants, avec son seul gilet sur les épaules, qui y retourne, devant les blindés, les boucliers, les matraques et les lanceurs de balles de défense. Et on l'éborgne, et il y retourne encore. Quel courage. Quelle abnégation.

Et pour l'heure, il n'a que des revendications à la bouche, la dignité de sa présence et le feu sacré de son génie populaire. À un manifestant à qui l'on quittait (volait) ses gants, et qui demandait "je vais faire quoi avec des gants?" la police lui répondait, avec le ton qui charactérise l'idiotie que l'on dit sans trop y croire soi même, "des gants ça peut servir aussi à prendre des cailloux", ce à quoi, devant l'évidente absurdité de la remarque, la réplique tomba comme une gifle: "et mon slip aussi, je peux faire un lance pierre avec!" [1] C'est ça, le génie du peuple. Je voudrais écrire, le génie Français, parce que les autres peuples trouveraient d'autres élans, d'autres envolées, d'autres reprises de volée du vrai et du beau contre le médiocre et le mensonge. Mais cette façon là, c'est la notre. Et je crois que c'est la meilleure, c'est ça qui fait que la France, c'est la France. Parce que c'est non seulement vrai, c'est aussi drôle, truculent, insolent et imparable.

Mais même tout cela trouve ses limites. Il y aura bien un moment où un crime sera de trop, ou il y aura des morts, ou alors ce sera un bébé qui sera éborgné, car les femmes, les jeunes filles, les enfants même, c'est déjà fait. Quelle sera la goutte de sang qui fera déborder le vase? Pour l'instant, il n'y a eu que des réflexes très modérés. Le plus emblématique est celui du Gitan de Massy. Ce boxeur professionel, qui fût même un champion de la discipline, après avoir encaissé les coups sans broncher, manifestation après manifestation, en a rendu un, lorsqu'il a vu un proche en être victime. Car un boxeur, si ça peut encaisser, un homme au grand cœur, comme c'est le cas ici, il y a des choses que ça ne peut pas supporter. Devant l'injustice d'un abus de force de trop, on l'a vu tomber du ciel, Dettinger, mais alors littéralement, et se mettre à distribuer des prunes à une formation de cafards en plastique surprotégés, avec des boucliers, des matraques, des casques, des visières, des renforts partout pour les guider dans leur retraite de traîtres, et lui, tout seul, debout, avec ses deux mains, qui les fait reculer. Ça, on peut le regarder comme on veut, c'est de l'héroisme pur et dur. Il n'y a pas, il ne peut pas y avoir de version qui peut nous faire croire que celui qui a tort, c'est celui qui sans rien, avance pour défoncer une armée blindée et d'où pleuvent des coups de matraque, de bombes lacrymogènes et de grenades de désencerclement. On ne peut pas pointer le ciel et nous faire croire que l'arc en ciel est dans le nuage noir et que la lumière, la couleur, c'est ça la tempête. On l'a mis en prison, notre héros, il y est encore.

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Oh le peuple ne s'y est pas trompé. S'il y a quelque chose sur lequel un peuple ne se trompe jamais, c'est sur la reconnaissance instinctive de ses propres héros, ceux qui sont sortis de ses entrailles, et qui se sont sublimés à n'importe quel firmament, qu'il s'agisse de donner sa poitrine a la mitraille, son corps nu aux coups au son visage au risque d'une balle, hélas, jamais perdue. Une collecte d'argent s'est organisée pour le boxeur emprisonné. Devant son succés immédiat, elle a du être fermée. On a beau nous expliquer que le boxeur est un délinquant, un criminel, même si la leçon est tellement bien administrée que le héros lui même en arrive à regretter son geste, le peuple lui ne s'y trompe pas. Dettinger, c'est maintenant une légende, il n'a fait de mal à personne, il n'a mis à mal que l'amour propre d'une police apparamment jamais trop armée, il a sauvé notre honneur, je veux dire, celui du peuple que l'on matraque, il n'a fait que chahuter la barbarie, la force aveugle, la brute militaire. C'est ça, le panache, la bravoure, la fierté, la dignité.

Et pendant que lui, le héros, dort en prison, la police continue d'éborgner, en lâches, en traites, en misérables. Aujourd'hui encore, une figure médiatisée du mouvement a pu filmer elle même comment on lui à quitté la vue, à distance de bout de trottoir, alors même que dans la foule, quelqu'un exhortait le policier en ces termes: "hé baisse ton truc là, vise pas la tête, baisse ton truc", l'on compte encore presque cinq secondes, une eternité, et le coup part. Autant dire qu'il s'appliquait pour viser. La victime elle n'a rien vu venir, elle ne verra d'ailleurs plus grand chose dorénavant.

Alors il viendra bien un moment ou la réponse ne sera pas simplement verbale, ce ne sera pas seulement l'indignation, les insultes, les cris. Il viendra un moment du retour de baton. Et ce retour il remontera tout en haut, jusqu'à celui qui crânement disait "qu'ils viennent me chercher". Si le peuple Français a, à bout de patience, coupé la tête à son roi, qu'il aimait, quel destin tragique reserve-t'il à un banquier malingre avec un cheveux sur la langue, qu'il méprise?

Au début des révolutions, il y a l'espoir, il y a l'engouement du changement, il y a la fraîcheur des idées nouvelles, la bouffée d'air pur. C'était sur cette phase que j'écrivais précedemment lorsque je m'extasiais sur les révolutionnaires d'hier et d'aujourd'hui. Il semble qu'inéluctablement, il vienne aussi la phase de la violence du peuple. Même si ce n'est pas la faute de ce dernier, c'est lui qui paye l'addition dans les livres d'histoire. Car ce sont immanquablement des débordements terribles, et si l'on pardonnera toujours à un policier d'éborgner un civil, on ne trouvera pas de crime plus abominable qu'un individu sorti de la foule qui aura estropié un déteneur, un représentant ou même seulement un garant de l'ordre et du pouvoir.

Il semble clair qu'en France, maintenant, il n'y aura pas de retour en arrière, et que le futur nous présente seulement des alternatives où tout sera très différent. La démocratie populaire sous forme de referendum d'initiative citoyenne en toute matière, d'assemblées constituantes, de tirage au sort, ou le fédéralisme ploutocrate sans souveraineté nationale. Ceux qui détiennent les rênes du pouvoir ne veulent rien partager, ils en viennent même à nous expliquer que la démocratie, c'est surfait, c'est dangereux, ça n'est plus ce que c'était, et ils n'hésiteront pas à utiliser tout leur derniers recours, après avoir épuisés les médias, les faux-semblants, les compromis, les promesses, les concessions, les élections, jusqu'aux sièges de leurs parlements mêmes, ils en viendront au fichage, à la surveillance électronique, au traçage internet, aux détentions massives, préventives, arbitraires, aux violences physiques, peut-être aux executions ciblées. Ils en sont déjà à utiliser des méthodes de choc et de terreur pour dissuader les manifestations, à base de provocation et de répression violente. Si le peuple ne se couche pas, et il a déjà montré qu'il fallait bien plus que lui arracher les yeux pour le mettre à genoux, il arrivera bien un moment où il décidera d'une limite, et comme tout n'est que rapport de force, même dans nos supposées société civilisées et démocratiques, cette limite, elle s'établira probablement par une insurrection armée. Oh je ne devrais pas écrire cela. Mais ne pas l'écrire, ce serait ne pas le voir, et ne pas le voir, ce serait fermer les yeux. Et quand je vois qui sont ceux qui les ferme, les yeux, et pour quelles raisons, je me dis que le moins que je puisse faire, moi, c'est de les ouvrir. Et de dire ce que je vois. Qui est ceci: Macron, quand ils viendront te chercher, c'est toi, qui l'aura bien cherché.