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Un roi sans divertissement est l'une des œuvres maîtresses de Giono, peut-être plus populaires que les autres d'abord grâce à la balade de Brel qui surpasse en poésie le roman lui-même, également pour le film, pour lequel, d'ailleurs, la chanson fût commanditée, et puis aussi, finalement, pour son titre majestueux, savamment composé de l'une des abîmes Pascaliennes. En ce qui me concerne, c'est Brel, qui m'a acheminé au récit:

Pourtant les hôtesses sont douces
Aux auberges bordées de neige
Pourtant patientent les épouses
Que les enfants ont pris au piège

Pourtant les auberges sont douces
Où le vin fait tourner manège
Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient

Pourtant les villes sont paisibles
Où tremblent cloches et clochers
Mais le diable dort-il sous la bible
Mais les rois savent-ils prier

Pourtant les villes sont paisibles
De blanc matin et blanc coucher
Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient

Pourtant il nous reste à rêver
Pourtant il nous reste à savoir
Et tous ces loups qu'il faut tuer
Tous ces printemps qu'il reste à boire

Désespérance ou désespoir
Il nous reste à être étonnés
Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient

Pourtant il nous reste à tricher
Être le pique et jouer le cœur
Être la peur et rejouer
Être le diable et jouer fleur

Pourtant il nous reste à patienter
Bon an mal an on ne vit qu'une heure
Pourquoi faut-il que les hommes s'ennuient...

Le récit en lui même est un chef-d'œuvre, qui innove dans le style littéraire au point que certains hésitent en la qualification du roman et parlent plutôt de chroniques. Je ne vois pas moi-même une telle nécessité mais c'est l'auteur qui semble à l'origine du terme. L'histoire est narrée, certes, par un narrateur (au demeurant inconnu) mais surtout, et sans préavis, par les personnages eux-mêmes, qui sortent de l'histoire pour s'en faire les auteurs. Auteurs inconstants, épars, dispersés dans le temps et le récit. Le livre est en conséquence difficile à lire, d'autant plus qu'il relate une histoire un peu mystérieuse et, finalement, non clairement résolue. Que dis-je, une histoire, une multitude d'histoires enchevêtrées, avec ou sans rapport direct avec la tragédie principale, qui pour être principale, n'en occupe pas plus pour autant qu'une petite partie du roman. Il s'agit de la disparition de jeunes filles (surtout, puisqu'il y a tentative d'enlèvement sur d'autres habitants du village), que l'on finira par retrouver dans un arbre, celui qui tient également rôle de personnage tant son édification est lyrique. Il semble que chacun et chaque chose ait quelque chose à dire. Un personnage, tardif, s'érige dans l'histoire: Langlois, le commandant de police chargé d'élucider le mystère. Loin d'élucider quoi que ce soit, puisque ça n'est même pas lui qui trouvera l'assassin, il va au contraire enrober tout le récit d'un mystère impénétrable. À commencer par son modus operandi pour neutraliser l'assassin: il l’exécute. Deux balles dans le ventre, un pistolet à chaque main. Puis il démissionne, puis il revient au village cette fois comme capitaine de louveterie. Une chose est sûre: Langlois est fascinant, c'est un être d'une stabilité et d'une force indéniable, dont la force de caractère est suffisante pour une emprise immédiate et totale sur tout le monde: les gens du villages, les femmes en particulier, mais aussi les notables et jusqu'au procureur du roi. En suivant les turpitudes qui s'ensuivent, narrées par diverses sources, jamais par Langlois lui même, l'on suit son déroulement, ténébreux, qui se conclut par son suicide, ponctuant le roman d'une fin à couper le souffle:

C'était la tête de Langlois qui prenait, enfin, les dimensions de l'univers.

L'interprétation phare du roman semble être celle de la contamination—pour ne pas dire initiation—par le crime: le «héros», Langlois, initialement droit dans ses bottes, devient de plus en plus perturbé par ce qu'il entrevoit comme échappatoire à l'angoisse existentielle: tuer. Tuer entres autres choses, s'il y a des occupations plus reconnues, telles que la chasse (tuer un loup, par exemple, surtout si celui-ci vient également de tuer et est capturé dans la même torpeur assassine), mais aussi la simple distraction de la messe de minuit, avec toutes ses splendeurs, ses apparats, ses protocoles... Se divertir. Mais lorsque même la femme au foyer n'est plus d'aucune aide pour dissiper la léthargie, l'on en retourne au crime, tout au moins torturer un cochon ou une oie pour voir son sang éclabousser sur la neige, mais au final, capturer un innocent, le faire disparaître, et vibrer de l'émoi terrible que cela répercute sur tous les autres, qui consciemment ou non, languissent de la même fascination. Il y a beaucoup d'éléments pour soutenir cette interprétation... par exemple la fascination avouée de l'un des personnages pour ces visions sanguinaires sur la neige, qui font d'ailleurs les scènes les plus graphiques, tant du roman que de son adaptation à l'écran:

Langlois-oie.jpg

Mais il y a d'autres interprétations. Celle par Marie-Nil Chounet est intéressante pour être détaillée et originale (Langlois ne s'est pas suicidé).

J'ai pour ma part, ma propre interprétation, que je veux toutefois étayer d'une relecture du roman. Elle se résume ainsi: Langlois ne se contamine pas au crime, il en est l'orchestrateur depuis le début, chaque fois plus aspiré et proche de l'assassinat direct, de sa propre main, il se suicide comme le justicier vertueux mais corruptible qu'il est.