Rodrigues et le conventionnel G

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Je faisais, avant noël, un parallèle entre les révolutionnaires de l'Ancien régime et ceux de la république néolibérale d'aujourd'hui, entre les sans-culottes et les gilets jaunes. S'il est bien une figure que j'ai oubliée lors de cet exercice—je veux dire, une figure notable (?!)—s'il est un personnage qui semble s'imposer comme une évidence des événements, l'une de celles à propos desquelles Hugo déclamait

La révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés à l'époque

s'il est un nom qui s'écrit déjà au côté de ses actes et de ses paroles dans les annales de l'Histoire, c'est Jérôme Rodrigues. Quelle conviction! Et pour porter cette conviction, quelle maitrise de soi! Et pour porter cette prestance, quel physique! Et derrière ce physique, quel Homme! Dans la pondération de sa réaction face à sa mutilation cruelle, à son agression lâche, il a incarné l'héroisme froid et la sagesse implacable de celui qui a raison par delà toutes les colères, toutes les injustices, tous les crimes. Le désir de revanche ne s'efface de cette façon, qui tient plus à la purification qu'à la réparation, que lorsque celui qui en est comptable sait qu'au final, les comptes seront bons.

Qui serait donc ce personnage si l'on voulait l'identifier dans le palmarès des révolutionnaires d'antan? Je ne suis pas sûr qu'on le trouverait facilement parmis ceux qui ont foulés la place de Grève. Un tel acte Christique, il faut aller le chercher dans les écritures. Par exemple, dans ce dialogue, l'un des plus poignants de la littérature Française, qui est à écouter entre Mgr Myriel et le Conventionnel G dans les Misérables (ce serait donc, si l'on en croit les critiques, l'Abbé Grégoire). On y parlait déjà de ce thème qui est celui central du mouvement des gilets jaunes: la violence. Écoutons.

– J'ai aidé à la chute des préjugés et des erreurs. Les écroulements des erreurs et des préjugés font de la lumière. Nous avons fait tomber le vieux monde, nous autres, et le vieux monde, vase des misères, en se renversant sur le genre humain, est devenu une urne de joie. [...] Détruire les abus, cela ne suffit pas; il faut modifier les moeurs. Le moulin n'y est plus, le vent y est encore.
– Vous avez démoli. Démolir peut être utile; mais je me défie d'une démolition compliquée de colère.
– Le droit a sa colère, et la colère du droit est un élément du progrès [...] Un nuage s'est formé pendant quinze cents ans. Au bout de quinze siècles, il a crevé. Vous faites le procès au coup de tonnerre [...] Sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le monde meilleur. De ses coups les plus terribles, il sort une caresse pour le genre humain. [...] Oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand elles sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été rudoyé, mais qu'il a marché [...] Si la balance doit pencher, que ce soit du côté du peuple. Il y a plus longtemps qu'il souffre.

C'est du Victor Hugo, c'est ce qui a été écrit de plus beau, de plus vrai, de plus profond dans notre langue. Est-ce que ce n'est pas une clameur que l'on pourrait mettre dans la bouche d'un gilet jaune? Et plus loin encore, quand la colère s'est appaisée par le sacrifice, écoutons, écoutons:

[...] quand mon pays m'a appelé, et m'a ordonné de me mêler de ses affaires, j'ai obéi. Il y avait des abus, je les ai combattus; il y avait des tyrannies, je les ai détruites; il y avait des droits et des principes, je les ai proclamés et confessés. Le territoire était envahi, je l'ai défendu; la France était menacée, j'ai offert ma poitrine. Je n'étais pas riche; je suis pauvre [...] J'ai, dans l'occasion, protégé mes propres adversaires, vous autres [...] J'ai fait mon devoir selon mes forces, et le bien que j'ai pu.

N'est-ce pas là ce même dialogue que celui de Rodrigues, lorsque celui-ci, sur son lit d'hopital, appelle au calme et à la retenue, à la fraternité avec la police, mais sans concession à la determination et à la perséverance, au lendemain même de la perte de son oeil?

Quelle période formidable, où l'on voit se battre en image, jour après jour, la barbarie, la violence et la répression contre la dignité, le don de soi et le panache. C'est peut-être même la dernière fois... celle où on voit tout, où les smartphones sont autant d'yeux pour nous qu'il y a de mains pour les tenir. C'est incroyable, de voir une révolution comme ça, en direct, où les hauts faits et les tragédies sont filmées, vues et revues, plutôt que narrées. L'on voit les nez écrasés contre les pavés, les cranes explosés, les corps propulsés, roués, tabassés. Quelle violence incroyable de ceux censés assurer l'ordre. Ça vous fait réfléchir sur les grandes constantes du genre humain. Il est difficile d'admettre qu'une telle violence d'État, qui se gave de bonnes intentions, soit si facilement, si récuremment, si profusément dispensée. Mais les images sont là. Et c'est peut-être la dernière fois parce que ce qu'il en ressortira possiblement un régime tellement différent, en bien ou en mal, que les peuples n'auront soit plus besoin, soit pas l'option, de prendre la rue pour lui offrir leur nez, leur yeux, leur vie bientôt peut-être, au prix de la liberté et de la dignité. Les smartphones qui sont aujourd'hui du côté du peuple, seront demain du côté du pouvoir, si c'est lui qui gagne la partie. Tout le monde sera fiché, identifié, localisé, déjà condamné avant d'avoir même pu commencer à protester. Car cette révolution, Française encore une fois, est en train de changer la face du monde. En pire ou en mieux. Si c'est en pire, les débordements à venir seront le motif des répressions futures ("plus jamais ça"). Si c'est en mieux, ce sera parce qu'ils auront gagnés, et que la police sera de leur côté.