L'affaire Grégory

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Il y a eu deux tragédies hors de toutes proportions dans les faits divers de France, qui, en marge de l'Histoire, narrent d'autres histoires peut-être plus poignantes encore que celle qui trame un destin national. L'une est une fiction, ce sont les Misérables de Victor Hugo. L'autre semble être moins réelle encore, c'est l'affaire Grégory.

Chez Victor Hugo, c'est l'explosion continue des contrastes, ce sont les revirements improbables d'une vague déchaînée d'émotions furieuses qui se fracasse contre la falaise de sentiments plus élevés encore, c'est l'Évêque Myriel qui abandonne la vertu au Conventionel G., c'est Tholomyès qui abandonne Fantine, ce sont les Thénardiers qui abandonnent Cosette, c'est Monsieur Madeleine qui abandonne Jean Valjean, c'est Javert qui recouvre tout cela en se donnant la mort. Quelle puissance, quelle profondeur, quel abîme pour l'âme. C'est pour cela, certainement, que Victor Hugo passe pour un littérateur. Tout lui est permis, il peut jeter un tourbillon sur une feuille blanche d'une pichenette de sa plume. Ça semble trop facile pour être authentique, même les vérités les plus lumineuses ne peuvent pas resplendir autant.

Mais il y a l'affaire Grégory. Dans cette affaire, ce sont les pages du roman qui se déchirent devant la réalité, qui accouche d'une histoire qui ne tiendrait pas dans un livre. Un enfant au visage d'ange, photographié par un artiste le jour de ses quatre ans pour des parents débordant d'amour pour "leur petit bonhomme" qui exalte une innocence et une intelligence radieuse, arborant toujours un grand sourire, ce qui révèle un bonheur total, et qu'on voit souvent avec ses petits doigts qui se touchent, ce qui trahit la curiosité et l'impatience de commencer. Dans la photo de l'école, il est le plus lumineux, il va aimer ça, la vie. Mais il est retrouvé dans son petit anorak et ses souliers minuscules, ligotés, noyé dans l'eau froide de la Vologne, retrouvé dans la nuit à peine tombée sur une vie à peine commencée, son bonnet sur la tête, sans vie, quelques heures après qu'on l'a lui ait ôtée. Un "corbeau" l'a dit, juste après, mais juste auparavant également, l'avait annoncé, l'a revendiqué ensuite, l'a écrit avant, l'a parlé, on l'a enregistré, il s'est manifesté encore, des années avant, des années après. L'enfant a été jeté dans l'eau au milieu du village. Il a été enlevé en plein jour devant sa maison, sur des graviers. Dans un village, tout se voit, tout se sait. La tragédie semble se refermer déjà sous le poids de tant d'évidences toutes hurlante sur le criminel, toutes assourdissantes de tant de folie brutale qui ne peut que se trahir une fois un tel forfait aveugle accompli. Il n'y a de sang nul part mais les traces du crime semblent partout. Alors on ne fait même pas l'autopsie du corps, déjà une jeune fille dénonce son beau-frère, c'est un crime odieux qui a eu lieu, un de plus, qui se referme déjà.

Mais non. Le juge d'instruction—on l'appellera le petit juge; plus tard on étalera devant lui, en débat à la télévision, son inexpérience, son calibre insuffisant, même son manque d'intelligence—le petit juge, donc, saisit de l'affaire, fait tout de travers. Il multiplie les vices de forme, ne fait pas signer les témoins, les preuves se perdent, les conclusions sont hâtives, les déclarations plus encore, un premier suspect est mis en prison qu'il faudra vite libérer, la dénonciatrice, la belle-sœur déjà mentionnée, s'est rétractée. On l'a laissée libre de retourner dans sa famille, qui est celle aussi de la victime, du petit Grégory, cette famille qui semble un puits sans fond de mystères, de haines étouffées, de mensonges, de jalousies inavouables, cette famille est à l'œuvre alors que le petit juge est en week-end. Que s'est il passé derrière la porte de cette maison où l'on doit savoir. Personne du dehors ne le sait. Personne du dedans ne le dira. Toujours est-il qu'avec le changement de version de la jeune femme qui se dit maintenant victime de pressions de la police, le dossier qui devait déborder d'éléments, est vide.

Quel est le fond de l'histoire? On jalouse Jean-Marie, le père de Grégory, parce qu'il a réussi. C'est-à-dire qu'il est passé contremaître à l'usine, on l'appelle "le chef", il a deux voitures, un canapé en cuir, et il a Grégory. Grégory, l'enfant au visage d'ange, que le photographe du quatrième anniversaire a immortalisé sur terre tel qu'il a du arriver au paradis. N'est-ce pas Hugolien, que l'on jalouse à la fois le canapé en cuir et le petit Être?

Le principal suspect, Laroche, est libéré, il retrouve sa famille, son propre fils, qui a un œil qui danse et un sourire douloureux, il court embrasser son père, en clochant, il est moins beau que Grégory mais tout aussi touchant, plus même parce qu'encore plus fragile, peut-être attardé mental. Sa mère dit que non mais quelle mère dirait le contraire? Cet autre petit ange, Hugo l'aurait fait entrer dans notre drame comme Quasimodo dans Notre-Dame. Laroche est libre, il est affectueux avec sa tête blonde qui se tort d'amour sur ses épaules, il est heureux, il est insouciant, il ne veut pas partir ou fuir, il respire l'innocence.

Jean-Marie tue Laroche. Il l'avait dit. Tout le monde savait qu'il allait le faire, on avait alerté la police, on avait demandé la protection de la gendarmerie, du procureur, rien ne fut fait, le fusil à pompe ne fut même pas soustrait à celui qui en était devenu son instrument.

Le père de Grégory avait l'intime conviction, après des années de harassement du "corbeau", de ce qu'on lui reprochait et de qui lui jalousait ces bien innocents et modestes acquis. Il veut la justice, mais la justice s'est effondrée devant la facilité de l'enquête, et l'affaire est devenue inextricable. Il part tuer celui qui est pour lui et sa femme, l'assassin de leur fils.

Lui même ne croit pas qu'il va le faire. Il a déjà tellement essayé. Il confronte son cousin germain—tout cela est une histoire de famille—l'un dit qu'il ne voulait pas tirer mais qu'on a moqué sa souffrance pure et nue avec un aveu qu'on lui a craché au visage. La femme de l'autre, de la nouvelle victime, peut-être le bourreau devenu martyr, la femme donc qui était présente dit que c'est la souffrance et la compassion qui se tenait alors en face du canon, s'avouant incapable même de par son sacrifice d'innocent de faire revenir la petite victime. Que s'est-il passé? L'un et l'autre le savent. Deux histoires qui donnent deux versions catégoriquement opposées. Où est le Diable, où est la vérité? Une famille de mystères, de haines étouffées, de mensonges...

Pendant ce temps, la mère, la pauvre mère, dévastée, frêle, belle, mais torturée, n'en peut plus d'agoniser. On l'a filmé hurlant de douleur au cimetière, on l'a vue s'évanouir devant le petit cercueil. On la verra plus tard vendue aux journaux, en rouge à lèvre, plus belle encore, comme si toute sa souffrance avait fini par se cristalliser en culpabilité, en indécence, en ignominie et voyeurisme. La mère est alors accusée du meurtre. On l'a vue poster les lettres du "corbeau". On a retrouvé chez elle des cordelettes identiques à celle qui ont noué le corps et le destin du chérubin. Les hypothèses les plus folles explosent: elle était l'amante de l'assassin, l'enfant s'est noyé dans son bain, le père a tué Laroche pour tuer ses propres soupçons ou purger à la place de sa femme la prison qu'elle mérite... Le petit juge l'inculpe. Il en devient impuissant. Il l'aime peut-être, il la veut coupable, il la condamne. C'est Frollo qui damne Esmeralda. L'annonce se fait à la radio, c'est ainsi qu'elle l'apprend. Elle est tout juste enceinte... Que peut faire une mère déracinée sinon que de replanter ses racines? Sous le choc, elle perd son sang, on l'hospitalise, on la traite de menteuse, de manipulatrice, elle est mise en examen sur son lit d'hôpital, tout s'est renversé. L'assassin s'est transformé en victime, la victime en assassin.

Rien ne progresse pour autant. Le petit juge laisse sa place. Un Grand juge qui devait partir à la retraite après avoir conclu une carrière admirable accepte cette dernière bataille contre l'injustice, il remet tout à plat, l'enquête repart sur de solides bases, plus de fuites à la presse, plus d'éléments à scandale. Puis une trahison du juge, des indiscrétions jettent le discrédit sur son enquête, sa probité, ses motivations, le juge pas si grand que cela après tout, fait un infarctus, il s'écroule, il se retire, l'affaire n'en finit pas de s'enliser. Tout le monde se sent coupable, tout le monde se sent sale, c'était la première affaire à grand retentissement médiatique, les journalistes ont souillé leur profession, chaque photographie est une profanation, la justice est châtrée, la France entière se sent glauque.

Et puis le temps passe. Les années. Les décennies. Ce crime incroyable, d'une main de la famille qui a soustrait l'enfant en confiance de son tas de gravier où il avait ses jouets pour aller le jeter dans une rivière, ce crime qui n'avait rien pour être parfait, est resté insoluble. Les progrès de la science n'ont rien pu contre les preuves saccagées, détruites, perdues. L'affaire maintes foies rouverte n'apporte ni l'assassin, ni son mobile, ni son modus operandi.

Et voilà qu'un autre chapitre vient de s'ouvrir. Toujours avec cette liberté qu'autorise la licence romanesque, hormis qu'il s'agit ici de la réalité, l'on vient, nous dit-on grâce à un logiciel plaçant les différents acteurs dans le temps et l'espace (que ne faut-il pas lire!), ainsi qu'à de nouvelles techniques de reconnaissance graphologique, l'on vient d'identifier le corbeau! C'est Marius qui retrouve son bienfaiteur que lui dénonce comme son assassin le sergent de Waterloo que le colonel de Pontmercy avait cru être son sauveur. Oui, c'est rocambolesque à en être étourdissant, c'est le livre qui vous tombe des mains de tant être dénué de toute nuance.

Le corbeau est attrapé. Les corbeaux. Il s'agirait d'une nuée de corbeaux, un champs morne de corbeaux noirs. C'est un crime, non seulement impossible à dissimuler, mais qui en plus s'est déroulé avec la complicité, avec l'aval, avec la participation de tout le monde. L'on y trouve maintenant les grands parents, les grands-oncles, la femme du frère du père de la victime, chacun avec son portrait à la Quatre-Vingt-Treize. Les preuves sont accablantes, nous dit-on. "Le chef", on retrouve cette dénomination se multiplier dans la correspondante privée d'une grande-tante de Grégory en référence à son neveu.

Lorsque Valjean, le forçat—qui même en liberté ne peut se payer à manger avec son argent propre pour être mis tant au ban de la société par son passeport jaune—devient en quelques tours de pages un notable respecté et bienfaiteur philantrope avec ses millions chez M. Laffitte, l'on autorise à l'auteur des contorsions de trame impossibles. À chaque fois que le galérien s'échappe, l'on n'y croit pas... et puis il y a l'affaire Grégory.

Les grandes tragédies, celles qui vous ceignent l'âme, qui vous saignent le cœur, ces tragédies là, qui sont un miroir de la condition et de la nature humaine, elles se rencontrent par delà la fiction et la réalité. Elles en sont le point de ralliement.